vendredi 14 février 2014

Il m'arrive parfois d'Espagne


Louis Aragon a voyagé en Espagne quatre fois dans sa vie. En 1925, il donne une conférence à Madrid. Deux ans plus tard il fait un tour en Andalousie, puis retourne à Madrid où il détruira son manuscrit "La Défense de l'Infini", le travail de quatre ans. En octobre 1936, en pleine guerre civile, il retourne à Madrid pour la troisième fois, cette fois-ci accompagné par sa femme Elsa Triolet et les écrivains allemands Gustav Regler et Alfred Kantorowicz.

Au nom de l'Association Internationale des Écrivains de France, Elsa et Aragon apportent des médicaments, des vêtements et de l'équipement cinématographique en soutien de la République. De retour en France, il organise des concerts de l'orchestre folklorique "La Cobla de Barcelona", il fait des appels au soutien de la République à travers sa chronique "Un jour du monde" dans le journal communiste "Ce Soir", il déplore l'inactivité du gouvernement français et le traitement inhumain des réfugiés espagnols dans les camps du sud de la France.

Après la guerre civile, Aragon ne peut plus mettre pied en Espagne, mais l'Espagne est présente dans presque toute son œuvre. Dans "Les Yeux et la Mémoire" (1954), il fait un retour sur ses expériences de la guerre civile, et sur tout ce qui s'en est suivi.

Louis Aragon retourne en Espagne une dernière fois en 1980, deux ans avant sa mort.



Ah c'est par cette entaille au cœur de la montagne
Que je l'entends comme eux venir le chant d'Espagne

 Flamenco douloureux roulant avec l'écho
Qui depuis dix-huit ans pleure Federico

Et le lys orangé qui pousse au creux d'un mur
N'est que l'or pâlissant d'une ancienne blessure

Ô prochaine et lointaine Espagne mon souci
Je suis donc revenu pour t'écouter d'ici

N'es-tu pas ma limite et ma leçon première
Avons-nous deux amours avons-nous deux lumières

N'es-tu pas le miroir torride et le matin
Où mon peuple aperçoit le soir et son destin

Tu nous appris la mort et ses étranges modes
Et nous pensions à toi sur les routes de l'Exode

Et nous pensions à toi quand on mangeait si peu
Ô pays des yeux noirs et des ouvriers bleus

Et nous pensions à toi quand il fallut apprendre
A ranimer les feux en soufflant sur les cendres

Et nous pensions à toi quand saignait la patrie
Et nous pensions à vous mineurs des Asturies

Quand aux soldats tués on reprenait les armes
Et vous étiez présents pour la joie et les larmes

Et dans ceux qui tombaient frappés par la trahison
Et le jour tout d'un coup qu'on ouvrit les prisons

Musique déchirante Espagne sœur du Sud
Fille de longue attente et chère inquiétude

Ma captive sans qui sont tristes les étés
Et les amours amers sombre la liberté

Je suis comme un parent qui te crie au parloir
Par les grilles des mots insensés sans savoir

Si l'entendre aujourd'hui te peut être donné
A travers les barreaux que sont les Pyrénées

Vois Je suis revenu comme les hirondelles
Le croyais-tu vraiment que j'étais infidèle

Tu chantes et ta voix s'égare en me cherchant
Que ne puis-je passer vers toi ce mur du chant

Que tu saches enfin quelle moisson se lève
Combien de jeunes gens au bout du monde rêvent

Entre eux parlant de toi comme font les amants
 Qui portent des rubans au lieu de diamants.

 - Louis Aragon, Les Yeux et la Mémoire. (1954)




Source:

Solá, Pere. "" L'espagnolisme" de Louis Aragon." VII Coloquio APFUE (Asociación de Profesores de Francés de la Universidad Española): Cádiz, 11-13 de Febrero de 1998. Servicio de Publicaciones, 2000.
http://dialnet.unirioja.es/descarga/articulo/1212561.pdf
Photo: prattleandjaw.com