Albert Simon: "Les envahisseurs devant la porte de Madrid" (Escher Tageblatt, 31.03.1937) |
Cet article est un
résumé de mon mémoire de M1 "El impacto sociocultural de la Guerra civil
española en Luxemburgo" et a été publié dans la revue d'histoire
luxembourgeoise "Hémecht" (2/2015, p. 206-209).
Christian Steinbach,
Artistes et intellectuels luxembourgeois face à la Guerre Civile espagnole.
Mémoire de Master 1, Université d’Aix-Marseille 2014, directeur de
mémoire : Prof. Bernard Bessière.
Fort mit dem Kitsch, fort mit den Illusionen
Man hält den Atem an, spricht nur gedämpft
Gitarren still! Jetzt singen die Kanonen
Und siegt das Volk, hat es für - uns gekämpft!
(Josef Kornschlag - "Spanien, Phantasie und Wirklichkeit")
Le plus connu des artistes luxembourgeois
inspirés par la Guerre d’Espagne est certainement le caricaturiste Albert
Simon. Nous avons compté 39 caricatures de Simon sur la Guerre Civile, publiées
dans le Tageblatt entre le 14 août
1936 et le 20 juin 1939. S’y ajoutent des illustrations pour le poème de Josef
Kornschlag, cité ci-dessus et publié le 24 septembre 1936. La grande majorité
de ces caricatures est publiée en 1937 (31), alors qu’elles auront quasiment
disparu les années suivantes (deux en 1938 et une seule en 1939).
Pendant les mois de mars et d’avril 1937,
le Tageblatt publie 12 caricatures
sur l’Espagne, et même une tous les jours entre le 6 et le 9 avril. Cette
concentration soudaine coïncide avec le vote dans la Chambre des Députés sur la
loi « destinée à empêcher la participation d’étrangers à la Guerre d’Espagne »,
programmé pour le 10 avril. Cela pourrait donc être interprété comme tentative
de la part du Tageblatt d’influencer
le débat politique, voire comme commentaire indirect sur la participation de
volontaires luxembourgeois au conflit, bien que le journal eschois évitât toute
référence explicite à ce sujet. L’année 1937 est une année de crise au
Luxembourg, avec le référendum sur la loi muselière et la crise gouvernementale
qui s’en suit. L’on pourrait donc croire que la Guerre d’Espagne fût reléguée
au second plan face aux chamboulements nationaux. Or, au lieu de diminuer, les
caricatures sur l’Espagne s’inscrivent plutôt dans la campagne du Tageblatt contre la loi muselière.
En effet, les caricatures de Simon ont
très peu à voir avec les faits réels du conflit espagnol. On n’y trouve pas de
références à des événements précis, ni même à des lieux précis (sauf Madrid,
haut lieu de la résistance contre le fascisme). L’Espagne est portraite comme
terrain de jeu de l’Allemagne et de l’Italie ; elle n’est pas auteur de
son propre destin. Les personnages principaux sont Hitler et Mussolini, alors
que Franco n’apparaît que rarement. Les caricatures de Simon reflètent une
vision du conflit espagnol non pas comme conflit national, mais comme combat
contre le fascisme en général.
L’historien américain Stanley Payne note
que « dans la plupart des pays, beaucoup de gens ne voyaient dans la
Guerre d'Espagne que le reflet des problèmes politiques qui les
concernaient ».[1] Le courant
antifasciste luxembourgeois, duquel le Tageblatt
est le porte-parole le plus important, est confronté à deux dangers
imminents : l’expansionnisme allemand et le référendum sur la loi
muselière. L’indépendance nationale semble de plus en plus fragile en même
temps que le gouvernement vacille entre autoritarisme et démocratie.[2]
La lutte du peuple espagnol est ainsi associée aux épreuves que traverse le
Grand-Duché, puisque le danger fasciste est le même. Freiner Franco, c’est
freiner Hitler et couper l’herbe sous les pieds de l’autoritarisme bechois.
A côté du Tageblatt, l’hebdomadaire satirique De Mitock offre régulièrement une vision caricaturale de la guerre
à travers des articles et des dessins. Autour de l’éditeur Nic Molling l’on
retrouve un groupe de collaborateurs composé de jeunes artistes comme Edith
Cohn, Josef Kornschlag et Théo Kerg,[3]
tous militants culturels de la République dans cette bataille d’opinions. Les
articles visent à ridiculiser les dictateurs fascistes ainsi que la farce de la
non-intervention, mais dénoncent aussi les massacres des rebelles et
s’interrogent sur l’implication luxembourgeoise dans cette guerre (« da
diese Frauen und Kinder vielleicht ihr Leben durch Metall liessen, das aus
Mitockien stammte »).[4]
De
Mitock a publié quatre
caricatures sur la Guerre Civile espagnole. Une d’entre elles, intitulée Ein spanischer Tango[5]
et signée Frantz Kinnen, est plus raffinée et plus nuancée que les autres. Elle
montre une femme espagnole portant une robe traditionnelle et un châle couvert
de croix gammées. C’est la seule caricature que nous avons trouvée qui va
au-delà des interprétations quelque peu superficielles. Au lieu de se moquer de
Franco, Hitler et Mussolini, Kinnen montre des espagnols normaux qui sont
entrelacés avec le nazisme. Ainsi l’artiste semble-t-il vouloir indiquer que
tout le peuple espagnol n’est peut-être pas la victime innocente du fascisme,
et que le fascisme ne vient pas toujours de l’extérieur.
Les trois autres caricatures publiées
dans le Mitock dénoncent la SDN et sa
politique de non-intervention. Elles sont signées Dina Mite. Selon Marc Thiel, il s’agirait là d’un
pseudonyme de Théo Kerg. Kerg porte son soutien artistique à la République
espagnole déjà bien avant la guerre. En 1936, il participe à des
manifestations contre la guerre et contre Franco. A côté des trois caricatures
dans De Mitock, Kerg a produit deux
tableaux inspirés par la Guerre d’Espagne : les fugitifs (espagnols) de 1938 et Hommage à F. García Lorca de 1947, tous les deux exposés à l’époque
au Salon des Indépendants à Paris. Alors que son Hommage à F. García Lorca fait scandale au Luxembourg
d’après-guerre,[6] les fugitifs (espagnols) reprend un
dilemme qui est sujet de débats féroces dans la presse luxembourgeoise pendant
la Guerre d’Espagne : faut-il ou non accueillir des réfugiés
espagnols ? Alors que la charité catholique l’exigerait, le gouvernement
insiste sur sa stricte politique de neutralité.
La Guerre d’Espagne donne aussi lieu à un
grand nombre d’évènements culturels au Grand-Duché. Le Secours Rouge, une
action conjointe entre Syndicats Libres, le Foyer de la Femme et le Parti
Ouvrier ainsi que le Comité de Coordination de l’Aide à la République espagnole
sont les principaux organisateurs de ces évènements. Henri Koch, Henri Ewert et
Raymon Mehlen organisent une exposition photographique intitulée Die Wahrheit über Spanien à l’Alfa.
L’exposition composée de photos, panneaux républicains et brochures ouvre le 15
janvier 1937 et est initialement prévue pour deux semaines. De par son grand
succès, elle est prolongée et voyage à Esch, Dudelange, Rumelange et même
Wiltz, où l’ouverture est célébrée le 9 mai 1937.[7]
Entre le 9 et le 12 mars 1938, les
Syndicats Libres organisent des soirées culturelles à Esch, Dudelange,
Rumelange et Luxembourg pour collecter de l’argent pour la République. Edith
Cohn fait un spectacle de danse classique et offre une interprétation de La Cucaracha. Kurt Heumann, l’instituteur
Kies de Dudelange ainsi que l’orchestre municipal d’Esch assurent l’encadrement
musical. L’illusionniste « G » montre ses tours de prestidigitation,
et les auteurs Emil Marx et Joseph-Emile Muller lisent des vers de Brecht,
Weinert et Heine, ainsi qu’un reportage sur la Guerre d’Espagne d’Ilja
Ehrenburg. L’entrée coûte trois francs et la soirée est sponsorisée par le Tageblatt. Lily Becker prononce un
discours sur les souffrances du peuple espagnol.[8]
Un orchestre espagnol, La Cobla de Barcelona, visite le
Luxembourg en mai et en juillet 1937. Les concerts sont placés sous le
parrainage du député Victor Bodson et organisés par Henri Koch. Du 17 au 23
mai, l’orchestre joue des concerts à Esch, Wiltz, Luxembourg, Dudelange et
Mondorf-les-Bains, un autre concert est rajouté à Dudelange à cause du grand
succès. L’orchestre retourne au Grand-Duché pour une deuxième tournée du 24 au
31 juillet, et l’on rajoute des concerts à Echternach, Diekirch et Rumelange.[9]
Koch, qui organise aussi la tournée du
groupe en Tchécoslovaquie, se souvient du succès extraordinaire des
concerts : « Il y eut partout des salles combles et des
manifestations de sympathie impressionnantes ».[10]
Ceci est confirmé par le critique de musique Gustave Simon dans le Luxembourg Journal du Matin du 21
mai : « Je ne sache pas que la belle salle de l’Alfa ait été jamais
le théâtre d’une soirée aussi artistique et aussi intéressante à la fois que
celle que vient de nous offrir la célèbre Cobla de Barcelona ». Or,
« le succès complet de la soirée ne fut pas sans éveiller de mélancoliques
échos dans l’âme des auditeurs qui, lorsque, à minuit sonné, retentit l’hymne
national espagnol pensaient aux enfants, aux malheureux enfants de toute cette
belle Espagne que la discorde ensanglante atrocement ».[11]
Enfin, malgré toutes ces manifestations
artistiques en soutien de la République, la trace la plus vivante et la plus
connue qu’a laissée la Guerre d’Espagne dans l’art luxembourgeois ne sort pas
de la lutte antifasciste, mais d’une revue. La chanson Lidd vum Victor, e Le’endecker d’Eugène Bernard[12]
raconte l’histoire du couvreur luxembourgeois Victor qui part en Espagne en
tant que volontaire et qui y vit un tas d’aventures : il répare le toit de
l’Alcazar de Tolède, met en déroute tout seul l’armée de Franco, se bat avec un
taureau à Barcelone et caresse « déi
schéinsten Dona » de toute l’Andalousie. Victor représente à la fois
la fascination que devait exercer le personnage du volontaire sur une bonne
partie de la population ainsi que la vision stéréotypée qui existait de
l’Espagne comme pays exotique, plein de caballeros
valeureux et de belles señoritas.
Composée sur la mélodie de La
Tonkinoise de Joséphine Baker, la chanson de Victor a survécu à la guerre
et a été populaire jusqu’à une époque récente. Elle a été enregistrée pour la
première fois en 1998, puis une deuxième fois en 2005, par Guy Schons et Dullemajik. En 2013, la chanson de
Victor faisait partie du répertoire du groupe Opéra du Trottoir.
Documents
d’archives (Archives Nationales du Luxembourg):
AE-00722
– Unterstützung der spanischen Zivilbevölkerung 1937-1938.
Bibliographie :
Goffinet, Hilly, “Den Eugène Bernard : 1908-1981”, in: Galerie 2 (1983-1984), p. 379-396.
Hermet, Guy, La Guerre d’Espagne, Paris: Le Seuil, 1989.
Kerg, Carlo, Théo Kerg: peintre, sculpteur, graveur,
verrier d’art 1909-1993: chronologie d’une vie et d’une œuvre, Luxembourg:
C. Kerg, 2013.
Koch-Kent, Henri, Vu et entendu: souvenirs d'une époque
controversée, 1912-1940, Luxembourg: Hermann, 1983.
Payne, Stanley, La Guerre d’Espagne, L’histoire face à la
confusion mémorielle, Paris: Le Cerf, 2011.
STEINBACH, Christian, El
impacto sociocultural de la Guerra civil española en Luxemburgo, Mémoire de
Master 1 sous la direction de M. Bernard Bessière, Université d’Aix-Marseille:
Département d’Etudes Hispaniques, 2014.
Temime, Emile, 1936.
La Guerre d’Espagne commence, Bruxelles: Editions Complexe, 1986.
Thiel, Marc, “Grobe Wahrheiten. Selten ein Schaden ohne
Nutzen: Rückblick auf ein Jahrhundert satirische Zeitschriften in Luxemburg”, in:
Lëtzebuerger Almanach vum Joerhonnert: 1909-1999, Luxembourg: G. Binsfeld,
1999, p. 291-298.
Discographie :
Dullemajik,
Schons erëm!, Hollenfels: G. Schons, 2005.
Schons, Guy, Wéi se nach gesongen hun: Lieder aus dem
luxemburger Volksmund und historische Aufnahmen aus dem Tonarchiv von Guy
Schons, Hollenfels: G. Schons, 1998.
[1] PAYNE Stanley (p. 263).
[2] HERMET Guy (p. 11).
[3] Sous le pseudonyme
de Dina Mite (THIEL Marc, p. 255).
[4] « Der Fuchs geht um », De
Mitock, 10.02.1938.
[6] KERG Carlo (p. 18, p. 23 et p. 64).
[7] « Lokalneuigkeiten », Tageblatt,
08.05.1937.
[9] AE-00722.
[10] KOCH-KENT Henri (p. 204)
[11] AE-00722. « Le Gala de Charité pour les orphelins d’Espagne », Luxembourg du Matin, 21.05.1937.
[12] GOFFINET, Hilly.