Cet article a été publié le 2 mai 2013 dans l'hebdomadaire luxembourgeois woxx
Que faire des reliquats
du franquisme ? Le mausolée géant que s'est fait construire le Caudillo
représente un casse-tête particulièrement dur pour les autorités - mais
aussi une opportunité pour la société espagnole.
Avant que les images d'un Berlusconi embaumé et en
pantoufles de Mickey aient fait le tour du monde, l'ex dictateur
espagnol Francisco Franco avait déjà subi un sort semblable : on l'avait
mis dans un frigo Coca-Cola. La sculpture « Always Franco » de
l'artiste espagnol Eugenio Merino a été exposée l'année dernière à la
foire madrilène d'art contemporain (Arco), malgré les protestations de
la Fundación Francisco Franco (présidée par la fille du Caudillo) qui
considère l’œuvre une « offense qu'aucune civilisation ne peut
tolérer ». L'image rigolote du petit vieillard moustachu dans le frigo
suscite des questions pertinentes sur la nature du régime franquiste et
surtout sur son héritage.
Le débat sur la nature du franquisme est
controversé : le régime du Caudillo était-il fasciste, totalitaire,
autoritaire, ou tous les trois à des moments différents ? Alors que
l'historiographie de gauche l'a pendant longtemps défini comme fasciste,
l'Académie Royale de l'Histoire a même omis le terme « dictateur » dans
son Dictionnaire Biographique Espagnol datant de 2011. L'article sur
Franco avait été rédigé par l'historien Luis Suárez, lui-même membre de
la Fundación Francisco Franco. « Nous sommes un pays ancré dans le passé
et on n'arrête pas de parler de lui depuis 1975 », explique Merino dans
un entretien avec El País, alors que le réalisateur Pedro Temboury, qui
a tourné un documentaire autour de la production et de la réception
d'« Always Franco », précise : « C'est un fantôme congelé qui ne s'en va
pas ».
Il est vrai que les fantômes de ce genre hantent un peu
partout en Europe, mais rares sont ceux qui résident encore si bien et
si tranquillement que Franco. Car si le bonhomme réfrigéré d'Eugenio
Merino reflète le débat éternel sur la nature du régime, il soulève
encore une autre question, bien plus précise et bien plus compliquée :
que faire avec le corps de l'ancien dictateur ?
34.000 + 1
Depuis
sa mort en novembre 1975, le corps de Franco réside dans une basilique
souterraine à soixante kilomètres de Madrid, au cœur de l'Espagne. Dans
la Sierra de Guadarrama, des prisonniers politiques et des prisonniers
de guerre ont excavé une colline entière pour y construire, entre 1940
et 1958, une basilique géante, et au-dessus, la plus haute croix du
monde. Destiné à « perpétuer la mémoire de ceux qui sont tombés dans la
Croisade de Libération », Franco a baptisé ce lieu « El Valle de los
Caídos » - la vallée de ceux qui sont tombés. Pendant vingt-cinq ans, on
y a collectionné les dépouilles de 34.000 victimes des deux côtés de la
guerre civile, et en 1975, on y a ajouté leur bourreau : Franco.
Ironiquement, ni lui ni sa famille ne voulaient qu'on l'y enterre. Or le
voilà, et voilà aussi que commencent les problèmes.
La situation
juridique autour du Valle de los Caídos est complexe, mais se laisse
résumer à un bras de fer entre le pouvoir séculaire et le pouvoir
religieux. En effet, outre la basilique souterraine, le site du Valle
comprend encore un monastère bénédictin. C'est la communauté bénédictine
qui gère la basilique, puisque celle-ci a été consacrée officiellement
par le pape Jean XXIII en 1960 (notons en passant que l'actuel pape en
retraite Josef Ratzinger a visité le Valle en 1989 et s'est dit
« profondément impressionné »). Sa responsabilité a été confirmée par la
loi sur la mémoire historique de 2007, qui a retenu que la basilique
devait rester un lieu de culte. L'Etat n'a donc aucune mainmise sur ce
lieu qui abrite la tombe de Franco, ainsi que celle du fondateur de la
Phalange (le parti fasciste espagnol, ndlr), José Antonio Primo de
Rivera, lui aussi victime de la guerre civile car exécuté en 1936. La
revendication de certains groupes d'exhumer et de transporter les
dépouilles de Franco vers un autre lieu ne peut donc que passer par
l'autorisation des frères. Ceci paraît cependant très peu probable, vu
que les bénédictins se montrent très hostiles à la moindre tentative de
dialogue.
La situation est différente pour les ossuaires où gisent
les 34.000 victimes de la guerre civile. Ces ossuaires sont considérés
comme des cimetières, et en tant que tels sont soumis à la juridiction
de l'Etat. Là encore, certaines organisations exigent l'exhumation des
morts républicains qui ont été transportés au Valle de fosses communes
de toute l'Espagne, souvent contre la volonté des familles, pour servir
la propagande morbide du Caudillo. Là encore, l'entreprise s'annonce
difficile car personne ne connaît vraiment l'identité des victimes à
cause de l'état fort détérioré des ossuaires.
Voilà une autre
question délicate qui se pose autour du Valle : combien investir pour
entretenir la folie d'un dictateur, une monstruosité monumentale ? Dans
son rapport de 2011, la commission d'experts pour le futur du Valle de
los Caídos retient que le site se trouve en très mauvais état et avance
une estimation d'au moins treize millions d'euros, seulement pour
réparer les dégâts les plus graves et pour restaurer les sculptures. En
effet, à cause de l'humidité élevée dans cette zone montagneuse, la
basilique est constamment exposée à des filtrages d'eau naturelle. Les
sculptures se trouvent en état de décomposition progressive, ce qui pose
un vrai problème de sécurité pour tous ceux qui ne souhaitent pas
trouver la mort en étant écrasé par l'avant-bras du Christ, ou
quelconque membre d'une autre statue. Voilà pourquoi le gouvernement
Zapatero avait pris la décision de fermer l'accès au Valle en 2009, mais
depuis la défaite électorale du parti socialiste en 2011, la basilique a
rouvert ses portes aux visiteurs. Le funiculaire pour accéder à la
croix reste pourtant fermé.
« Un livre ouvert »
Il
est donc aujourd'hui parfaitement possible de visiter le Valle, bien
qu'il ne soit pas très facile d'y accéder. Il n'existe pas de transport
en commun depuis Madrid, et même depuis la ville la plus proche, San
Lorenzo d`El Escorial, il n'y a qu'un seul bus par jour. Si avant d'y
aller on souhaite rechercher des informations sur internet, on tombe
majoritairement sur des sites d'orientation clairement franquiste (y
inclus le site officiel).
Tout ceci est dû au fait que le Valle
n'est pas un site touristique et n'est ni promu ni exploité comme tel.
D'un point de vue touristique, la visite n'a tout simplement aucun
intérêt. Le Valle de los Caídos est indéniablement moche, voire
effrayant, que ce soit l'extérieur ou l'intérieur, la basilique ou le
monastère. Le fait que la vocation de ce mausolée n'ait jamais été
redéfinie rend la visite angoissante : on se croirait dans un passé
lointain ou dans un cauchemar, alors que tout cela est bien réel et
actuel.
La messe est célébrée tous les jours, et même trois fois les dimanches. D'un côté et de l'autre de l'autel, les tombes de Franco et de Primo de Rivera portent toujours des bouquets de fleurs fraîches. Dans le monastère fonctionne encore aujourd'hui un internat pour garçons, car c'est ainsi que l'a voulu le Caudillo : un chœur de garçons « bien entraînés » devait chanter tous les jours dans la basilique pour renforcer la solennité du lieu. Franco a beau être mort depuis bientôt quarante ans, son chœur chante toujours. La vie quotidienne de cette cinquantaine de garçons, qui vivent dans un monde parallèle à l'abri de la réalité, a été documentée l'année dernière par le réalisateur italien Alessandro Pugno dans son film « All'ombra della croce » (A l'ombre de la croix). (Vous pouvez lire mon article sur le film ici et regarder le film en entier ici)
Ce lieu représente et propage toujours l'essence du
franquisme, même si suite à l'application de la loi sur la mémoire
historique, l'unique symbole ouvertement franquiste qui reste dans la
cathédrale est une poignée de bonhommes phalangistes en chemise bleu sur
la mosaïque de la coupole. Ceci a aussi été souligné par la commission
d'experts : « Conçu comme lieu symbolique du régime franquiste, c'est
cette intentionnalité qui donne un sens à chacun de ses éléments. Un
univers symbolique comme celui-ci est un livre ouvert avec une histoire
qui transmet certaines valeurs à la société. » Encore faut-il savoir
interpréter l'histoire, en l'occurrence l'Histoire, raison pour laquelle
la commission suggère d'enfin redéfinir la vocation du Valle et d'y
créer un centre d'interprétation. A travers une exposition permanente et
des expositions temporaires, on déchiffrerait l'univers symbolique pour
ainsi expliquer l'origine de ce monument, le contexte sociopolitique de
sa construction et son intégration dans un projet politique. En
établissant un registre et en construisant un mémorial, on honorerait
enfin la mémoire de toutes les victimes qui y sont enterrées et pas
seulement de celles qui sont mortes du bon côté. Finalement, ce centre
permettrait d'analyser les personnages de Primo de Rivera et de Franco.
Peut-être le fantôme congelé d'Eugenio Merino rejoindra-t-il ainsi un
jour son original, afin que celui-ci hante un peu moins ses compatriotes
vivants.